Accueil du portail Zicazic.com


Zicazic on Twitter. Zicazic on Facebook.

Flux RSS ZICAZINE

Qu'est-ce que c'est ?




Accueil arrow MICHAEL "HAWKEYE" HERMAN

> MENU
 Accueil
 ----------------
 Chroniques CD's
 Concerts
 Interviews
 Dossiers
 ----------------

MICHAEL "HAWKEYE" HERMAN pdf print E-mail
Ecrit par Jérôme Tournay  
lundi, 22 avril 2019
 

MICHAEL "HAWKEYE" HERMAN

http://www.hawkeyeherman.com/

En direct de Memphis, nous avons rencontré l’un des membres du Jury de l’International Blues Challenge, un artiste de talent à la dimension internationale et surtout proche des racines du Blues. Si proche que ses maitres et mentors n’ont été autres que les illustres T Bone Walker, Muddy Waters, et Son House en personne. En plus de l’aspect musical du Blues et des différents styles à aborder, Michael est un véritable livre ouvert sur l’histoire des plus grandes icônes du style. Un soupçon de philosophie du Blues, et une carrière qui débutait il y a plus de 50 ans, en faisant les premières parties de John Lee Hooker et en suivant l’artiste partout aux Etats Unis. Résultat, une interview riche d’anecdotes et de messages profonds sur ce qu’est le Blues.  

Bonjour Michael, je te rencontre aujourd’hui alors que l’Internationnal Blues Challenge vient de se terminer. La finale vient d’avoir lieu et les résultats ont été annoncés après le show. Le Blues bas son plein dans tous les lieux de la ville, l’esprit du Blues se porte pour le mieux, comment vas-tu aujourd’hui ?
Ça va très bien, vraiment très bien. Venir à Memphis c’est toujours quelque chose d’important dans la vie d’un Bluesman. Encore plus lorsqu’il s’agit de l’IBC. Lorsque je suis ici, c’est l’occasion de revoir de vieux amis et de passer des bons moments ensemble, et c’est également l’occasion de rencontrer de nouveaux amis. Nous sommes tous une seule et grande famille, celle du Blues, alors tous ces moments sont importants. Par contre quand je rentrerai chez moi, je serai fatigué, forcément, mais tout ce qui se passe ces derniers jours ça me donne beaucoup d’énergie.

Commençons directement par un gros sujet, la question est essentielle, comment as-tu découvert le Blues ?
J’ai grandi sur le bord du Mississippi… Au centre des États Unis. Et lorsque j’étais jeune garçon, je livrai des journaux pour gagner quelques dollars. Un jour, pour avoir été un bon garçon et avoir bien travaillé en livrant les journaux, on m’a offert une radio à transistor … c’était en 1956.  J’avais 11 ans. À ce moment-là, les radios à transistors c’était de la haute technologie. Pas de stéréo, pas de casque ou d’écouteurs, juste une petite enceinte mono avec très peu de puissance. Cette radio était aussi grosse qu’un paquet de cigarette. J’ai ramené cette radio à la maison, j’en étais très fier. Puis j’ai rapidement découvert que si je l’allumais le soir, alors que le soleil était couché, je pouvais capter des radios d’à peu près partout en Amérique. Du Canada jusqu’au Mexique, et de la côte Est jusqu’à la côte Ouest. Mais ça, uniquement de nuit, parce qu’il y avait très peu de perturbations radios à ces heures ci. Et le soir, j’utilisais la petite enceinte à bas volume pour être sûr que mes parents n’entendent pas que j’étais encore réveillé dans la nuit. Je m’amusais à reconnaitre les lieux d’émission des radios que j’écoutais. « Oh, ça c’est New York. Là, c’est Toronto au Canada. Puis Los Angeles ». Et un soir, je suis tombé sur une radio qui était émise depuis Memphis. Une radio Blues. Et je n’oublierai jamais ce qui s’est passé. La première chanson que j’ai entendu, c’était « Killing Floor » de Howlin’ Wolf. Les lumières de ma chambre étaient éteintes, j’essayais d’être discret, pourtant je n’ai pas pu me retenir, j’ai sauté de mon lit et j’ai dansé et sauté tout autour de ma chambre. En pyjama. Je ne sais pas si tu vois ce qu’est ce « Killing Floor », mais c’est un titre très brut et direct. Et alors que j’avais dansé pendant quelques minutes sur cette musique, lorsque la chanson s’est terminée, je me suis laissé retomber sur le lit, je transpirais et j’avais le cœur qui battait à 100 à l’heure. J’ai caché la radio sous mon oreiller, et je me suis dit de manière audible « waouh, mais qu’est-ce que c’était que ça, qu’est-ce qui vient de se passer !? ». Puis les soirs suivants, j’ai continué à écouter cette radio, et j’ai découvert Muddy Waters, John Lee Hooker, et … le Blues ! Pendant la journée, je ne recevais pas de stations de radios éloignées, mais la nuit, je pouvais capter les radios de Chicago, de la Nouvelle Orléans, de Memphis et du Texas. Presque toutes ne passaient que du Blues ! Au bout de 2 ou 3 nuits, je me suis dit, « il me faut une guitare ! ». A 10 ans, j’avais déjà appris à faire quelques accords sur un ukulélé, donc je n’avais pas d’appréhension pour me lancer sur un instrument à cordes. Par contre, je n’y connaissais rien aux techniques de guitare, et surtout au Blues. Alors j’ai commencé à économiser mon argent gagné lors des livraisons de journaux. Ma première guitare m’a couté 17 dollars. Et vu que je connaissais quelques accords d’ukulélé, le premier réflexe que j’ai eu, ça a été d’enlever les deux cordes graves de la guitare. Pendant les deux premières années j’ai joué sur 4 cordes uniquement. Puis lorsque j’ai eu 12 – 13 ans, les muscles de ma main s’étaient assez développés. Alors j’ai rajouté les deux cordes graves, et j’ai commencé à jouer sur 6 cordes, et là, enfin, j’étais parti pour de bon dans le Blues !
Et pour tout te dire, j’ai commencé les concerts et performances live payées dès l’âge de 15 ans. Folk Music, Musique Acoustique, et Blues. Pour être honnête, j’ai appris de tous les styles de musique, du Jazz, de la Folk, etc. Mais le style le plus important pour moi, c’était le Blues. C’était ma mission, jouer du Blues. Plus que ça même, pour pouvoir écouter du Blues à l’époque, les vinyles n’existaient pas encore. Il fallait aller dans certains magasins spécialisés, qui, dans l’arrière-boutique, vendaient quelques 78 tours. C’est comme ça que j’ai commencé à collectionner la musique Blues enregistrée. Big Bill Broonzy, Muddy Waters, Howlin’ Wolf, 10, 15, ou 20 centimes le disque. Josh White, Leadbelly, tous les vieux 78 tours de Blues qui sortaient à l’époque. Puis 3-4 ans plus tard, les premiers LP sont sortis. Le vinyle c’était tout nouveau à l’époque, il fallait s’équiper avec une nouvelle platine. Le premier vinyle que je me suis offert c’était « Three of a Kind », pour 49 centimes. Une compilation avec Leadbelly, Josh White et Big Bill Broonzy. J’ai écouté ce vinyle encore et encore et encore ! Les enregistrements de Big Bill Broonzy, ça a toujours été quelque chose d’énorme pour moi. Comment, avec 6 cordes et sa voix, il était possible de faire autant de bruit qu’un orchestre complet ? Puis lorsque je l’ai vu en concert, et que j’ai vu un homme seul remplir autant l’espace que s’il y avait 3 ou 4 musiciens, ça m’a inspiré encore plus ! Je me disais « tous ces sons, ça peut venir d’une seule guitare, il faut que j’étudie ! ». Alors j’ai étudié, j’ai creusé, j’ai travaillé la guitare, et j’ai écouté encore plus d’artistes de Blues. J’ai alors évolué doucement. A mon rythme, je suis devenu capable de jouer, et au moment d’arriver au lycée, je faisais déjà des concerts, en solo, en trio, dans la rue, à l’école, et lors d’évènements. Ça a été mon « premier départ », puis à l’âge de l’université. En jouant dans les bars, je gagnais toujours de l’argent pour payer mes repas, ainsi que quelques bières et du vin. Je me suis ensuite rendu compte que l’université, l’école et tout ça, ce n’étais pas pour moi. Donc en 1968, j’ai décidé « désormais, je suis un musicien professionnel, l’école c’est fini pour moi. Ça ne me rend pas heureux. Je ne sais pas comment je vais le faire, mais je veux faire de la musique point c’est tout ». J’avais 23 ans. À cette époque-là, en 1968, c’était San Francisco, les fleurs dans les cheveux, et l’ère des hippies. Mais, à ce moment-là, il y avait deux endroits où la scène Blues était très vivante. Le premier était à Chicago, évidement, et le second était à San Francisco. J’étais déjà allé jusqu’à Chicago, ce n’était pas trop loin de là où je vivais. Et tout le monde était en effervescence à propos de San Francisco, tout le monde voulait aller là-bas. J’ai finalement vendus ma collection de disques et de vinyles et je suis parti pour San Francisco. J’avais 19 dollars dans la poche, un sac de couchage, ma guitare sur le dos, et une petite valise. Je partais pour San Francisco avec le rêve et l’espoir de faire partie d’une quelconque manière de sa scène Blues. Une fois sur place, j’ai commencé à jouer dans les rues, j’étais un « busker », je jouais pour quelques pièces. Puis j’ai commencé à rencontrer des musiciens locaux. Le genre d’artiste capable de jouer seul comme s’il gérait à la fois le piano, la guitare, la basse, et le chant. C’est ce type d’artiste qui m’inspirait le plus et dont il fallait que je sois entouré. J’ai alors commencé à jouer dans les petits clubs, les bars, etc. Puis en 1970, j’ai ouvert le show pour John Lee Hooker. Mon premier vrai concert pur Blues en moins de deux ans après être arrivé dans la baie de San Francisco, c’était en première partie de John Lee Hooker. Il a été très sympa avec moi, il habitait dans la même zone de la baie que moi. Il y a eu ensuite un gros festival de Blues à l’Université de Californie, à Berkeley. Imagine un peu, tous les musiciens de légende du Blues étaient vivants à cette époque-là. Aujourd’hui, les gens regardent de vieilles photos poussiéreuses en noir et blanc de ces artistes. Ils ont tous joué au fil des ans dans ce festival. Son House lui-même, j’ai eu l’occasion de le voir sur scène. Lors de ce concert, j’ai vu Bukka White, Lightnin’ Hopkins, Son House et Mance Lipscomb partager la scène. C’était grandiose. 2000 personnes dans le public, et seulement 15 personnes ont pu s’assoir sur la scène pour assister à ce concert, à deux mètres d’eux, et j’en faisais partie. Je ne pouvais pas enlever mon regard du jeu de Son House, et j’étais aimanté par la présence de Lighnin’ Hopkins. Il n’y avait pas de sécurité comme aujourd’hui à cette époque, lorsque le concert s’est terminé, nous sommes allez voir les musiciens en backstage. Bukka White était là, avec sa guitare, il buvait quelques gorgée de Brandy tout en jouant. Alors je me suis assis, on a discuté, et je l’ai regardé jouer, assis de la même manière que nous sommes maintenant. Je l’ai vu jouer de la guitare slide, et j’ai emmagasiné tout ce que j’ai pu ce soir-là. Cet instant a été très important pour moi dans ma propre construction de jeu. Lors de ce festival, au fil des ans, j’ai eu des expériences similaires avec Big Mama Thornton, T Bone Walker lui-même, Johnny Shines, ou encore Brownee McGhee. Oh si tu savais ! Brownee McGhee ! Il vivait à quelques centaines de mètres de ma propre maison à cette époque. Tu sais, il était handicapé, et j’avais pris l’habitude de lui donner un coup de main lorsqu’il allait faire ses courses. Je transportais ses sacs jusqu’à chez lui chaque semaine. On laissait les sacs dans sa cuisine, puis il sortait sa guitare et il m’apprenait à jouer comme lui. Tout ça aussi a eu beaucoup d’importance pour moi, Brownee McGhee a eu une très grosse influence sur mon jeu. Si je devais te lister tous les musiciens de Blues que j’ai rencontré tu ne me croirais pas. Et à cette époque-là, je ne me rendais pas tout à fait compte de ce que je vivais. Pour moi, tout le monde avait l’opportunité de vivre ce genre de chose. Mais en fait non ! C’est seulement plus tard dans ma vie que j’ai pris conscience de l’importance de tout ça dans mon parcours, et de la chance que ça a été dans ma vie. Lorsque les gens me disaient « Mais ! Tu as vus Bukka White ! Tu connaissais Son House ! » je répondais simplement « oui », mais en fait, lorsque j’étais avec ces musiciens je ne pensais pas à quoi vivre avec Son House, ou quoi dire à Brownee McGhee, je pensais seulement à la guitare, au Blues, et à ce que je pouvais échanger avec eux. Puis j’ai commencé à être professeur de musique et à dispenser des cours de guitare. C’est là que j’ai pris conscience que ma chance était de pouvoir passer ce que j’avais appris des grands maitres du styles en direct. Finalement, je suis devenu un membre essentiel de la scène Blues de San Francisco, à jouer dans plusieurs groupes et dans des formations solo et duo, 6 à 7 soirs par semaines. Je suis devenu un vrai Bluesman, en résultat du contact que j’ai pu avoir avec la première génération des Bluesmen Américains.
Autre chose aussi. Rapidement, le pianiste Charles Brown, un des seuls musiciens à figurer à la fois au Blues Hall of Fame et au Rock Hall Of Fame, était un voisin, il vivait lui aussi à quelques mètres de chez moi. Il m’a pris sous son aile. Bien qu’il soit pianiste, il m’invitait constamment à l’accompagner à la guitare. Il m’a appris énormément de choses sur le Blues et sur la gestion d’un live, c’était un des inventeurs du style West Coast Blues, un membre éminent du Blues US d’après-guerre. Il m’a emmené en tournée, il m’a donné l’occasion d’enregistrer avec lui. Puis il m’a encouragé à tourner et jouer ma propre musique, seul, aux Etats Unis, et peut être partout dans le monde. Et grâce à ses encouragements ... Seul, je n’osais pas croire que ma musique pourrait fonctionner. Mais lorsque quelqu’un qui est une superstar et quelqu’un que tu admires et qui t‘inspire comme lui t’encourage et te dit que tu devrais voyager à travers la planète et faire entendre ta musique partout … Tu te dis que pourquoi pas. J’ai simplement suivi son conseil. Voilà pourquoi je suis assis devant toi aujourd’hui, à te parler de Blues.

À quel moment as-tu décidé qu’il était important de passer ce que tu avais appris aux générations suivantes ?
Ok. Au moment des années 70, vers 1975 je pense. J’ai décidé que ma seule source de revenus serait la musique. Alors j’ai arrêté tous types de job, de poste, ou quoi que ce soit qui ne soit pas en relation avec la musique. Je suis alors devenu uniquement un musicien live. Ça se passait bien et les choses fonctionnaient correctement. Mais j’ai ensuite commencé à me poser la question : « Peut-être que jouer le Blues n’est pas la seule chose dont je doive me soucier. Et le passage de ces connaissances et de cette culture aux autres est certainement aussi essentiel que de savoir jouer mon Blues ». Alors pendant 3 ou 4 ans, j’ai organisé mon emploi du temps pour pouvoir jouer quelques soirs par semaine et pour pouvoir donner des cours pendant la journée. Deux raisons à ceci : la première, être sûr que si quoi que ce soit devait m’arriver et que je ne puisse plus assurer de concert, de musique live et de tournée, je puisse me consacrer à l’enseignement de cette musique. De cette manière, j’aurais toujours une sécurité et dans un sujet musical. Et la seconde raison, aucun des musiciens avec qui j’ai tout appris ne m’a demandé quoi que ce soit. Sauf peut-être du Brandy ou du Bourbon. Gratuitement, ils ont partagé tout ce qu’ils savaient sur le Blues et sa culture. À toutes les questions que je leurs posait, ils prenaient leur temps pour me répondre et m’apprendre, quel que soit le sujet. Ils ont choisi de me passer une partie de l’héritage du Blues directement. J’ai finalement ressenti que c’était à mon tour de passer cet héritage vers les générations plus jeunes. Que ma mission était d’en quelque sorte transmettre cet héritage. D’autant plus qu’au même moment, les artistes pionniers de ce style et de cette culture commençaient à mourir. C’est donc là, vers la fin des années 70, que j’ai décidé de passer ce savoir pour de bon. En 1978, c’est la première fois que j’ai porté un programme portant sur le Blues et sa culture dans les écoles. À partir de là, j’étais musicien live le soir et professeur de Blues dans les écoles le jour. J’ai toujours pensé que c’était de ma responsabilité, même plus que ça, il en va de la responsabilité de chaque Bluesman de passer son savoir et sa culture aux générations suivantes. C’est notre héritage, personne n’est là pour toujours. Il faut le partager. Ils ont choisi de m’offrir cette connaissance, c’est mon job de prendre cette connaissance, avec le respect de cette culture, et de la passer aux générations suivantes. C’est ça l’essence même de « garder le Blues vivant ». « This is, Keeping the Blues Alive ».

Que penses-tu des plus jeunes générations actuelles, crois-tu qu’elles sachent que tout ce que l’on écoute encore aujourd’hui est lié de prêt ou de loin à l’héritage du Blues. Ou bien, que tout le monde a oublié que le Blues est une racine de toutes les musiques que l’on écoute aujourd’hui ?
C’est une question difficile… Mais je peux te dire ça, être ici aujourd’hui, à Memphis, pour l’IBC, entouré de pleins de jeunes musiciens, pas seulement des États Unis, mais bien de partout dans le monde … De superbes et grands musiciens de Blues, venant de France, Croatie, Italie, Philippines, Madagascar, ou encore du Japon … Je peux te dire que le Blues n’a jamais été aussi bien portant qu’aujourd’hui ! Et encore, je ne parle là que des gens qui savent ce qu’est le Blues, musiciens et afficionados. Tant de gens l’aiment sans savoir le nommer.
Mais en termes de culture populaire… La guitare, n’est plus, l’instrument de la musique populaire. La guitare en elle-même est pourtant l’instrument qui est le plus populaire un peu partout dans le monde. Mais les guitaristes ou les harmonicistes ne sont plus des « Hit Makers », des « faiseurs de tubes ». Non, c’est Beyonce, c’est Jay-Z, et les rythmes électroniques. Et les ventes d’instruments et de guitares se sont effondrées de manière signifiante depuis quelques années. Parce que les superstars, les pop stars, ne jouent plus d’instrument, et en particulier ne jouent plus de guitare. Johnny Cash, Bruce Springsteen ou encore The Who, et à peu près tout le monde jusqu’à l’avènement du Rap et des rythmes électroniques, jouait sur des instruments. L’économie en elle-même, sur laquelle le Blues à fleuri, la société telle qu’elle était renvoyait naturellement à l’utilisation de ces instruments. Aujourd’hui, tout est complètement diffèrent. Lorsqu’on regarde YouTube ou qu’on regarde une émission musicale à la télé, plus personne ne joue d’un instrument ! Et parfois même ils n’ont plus besoin de savoir chanter, l’électronique le fait pour eux. Ils sont rappeurs, chanteurs, ou danseurs, mais pas musiciens.
Donc, je ne peux pas dire que le Blues souffre de ça, puisque c’est dans un moment comme l’IBC que l’on voit de superbes musiciens de partout dans le monde. Le Blues est porté par des gens qui portent haut les couleurs de ce style musical.
C’est une sorte de paradoxe intéressant : lorsqu’on allume la télé, plus personne ne joue de Blues, et même, plus personne ne joue de guitare. Cette culture est absente de la scène médiatique. Et pourtant, le Blues est plus fort qu’il n’a jamais été. Je pense d’ailleurs que le Blues a un superbe avenir devant lui. Cela fait maintenant 20 ans que je suis juge chaque année à Memphis pour l’IBC. Je pense être un des plus vieux juges participant au festival.  Pas seulement en âge mais également en ancienneté de participation. La première fois que j’ai été membre du jury pour l’IBC, c’était en 1998. L’évènement durait alors une après-midi, avec seulement 12 groupes. La plupart d’entre eux venaient de la ceinture centrale des Etats Unis. Désormais, 20 ans plus tard, l’évènement dure 5 jours ! Il y a 80 solos/duos, et 180 groupes, pour la plupart issus d’une présélection dans leur pays d’origine, qui aura elle-même vu une sélection de plusieurs groupes locaux. Le Blues s’est développé de manière gigantesque et inattendue ces 20 dernières années. Donc je ne pense pas qu’il y ait besoin de plus se concentrer sur l’aspect « Keeping The Blues Alive », tant qu’il y a des rassemblements de passionnés tels que France Blues au niveau national, mais également l’European Blues Union, et la Blues Foundation au niveau international, qui chérissent et nourrissent le Blues à leurs échelles. Donc je pense que le Blues a un bel avenir devant lui.
Quant aux changements qui ont été opérés dans le Blues, le développement de ses styles et expressions … Le Blues a considérablement évolué par rapport à ce que les plus jeunes générations peuvent en attendre. Steevie Ray Vaughan a eu une influence énorme sur le Blues. De fait, énormément de musiciens, de guitaristes, de fans et de gens du public, sont entrés dans le Blues grâce au travail de Steevie Ray. Tu sais ce qu’on dit « The Blues had a Baby and they call it Rock’n’Roll », le Blues a eu un bébé et ils l’ont appelé le Rock’n’Roll. Mais maintenant, suite au travail de Steevie Ray Vaughan, il y a ce Blues plein de Rock infusé. L’image de cette musique a évolué de « Blues pur Blues »à un style de « Blues Rockifié ». Et maintenant il y a même les catégories « Blues Rock », « Rock Blues », « Hard Blues ». Tu vois ce que ça veut dire, avant il y avait du Blues et point c’est tout, maintenant, naturellement pour tout le monde, le Blues a toujours une composante Rock intégrée. Il y a eu le Blues de Chicago qui a favorisé l’apparition des solos instrumentaux et techniques, puis cette infusion de Rock est devenue une couleur normale pour le Blues d’aujourd’hui. Aux yeux de tous, le Blues sans son aspect Rock’n’Roll n’est pas « consommable » comme musique. Alors je vais te dire, avec ma parole de vieil homme, je pense que c’est très bien que le Blues ait évolué d’une telle manière. Je pense que c’est une bonne chose que l’on n’essaye pas de reproduire uniquement ce qui a été fait en 1925, ça n’aurait plus de sens aujourd’hui. Par contre, je pense qu’il faut arriver à ne pas perdre la trace de nos racines. Comme tu as compris, je ne suis pas un fan de Rock qui utilise les outils du Blues pour s’exprimer. Du « Blues Rock » pourquoi pas, tant qu’on ne perd pas le gout dominant du Blues dans son expression musicale, dans ses grilles, et dans son approche technique. Et tant que la couleur du Blues est présente et qu’elle finit par toucher de nouvelles générations et de nouveaux publics … Je suis Ok avec ça.
Certaines personnes, des vieilles personnes comme moi, sont bien plus catégoriques que ce que je peux être. Ce qui sort du format 12 mesures uniquement, avec trop de distorsion ou de bizarreries est réfuté directement. On les appelle, et tu m’en excuseras, des « Blues Nazis ». Si ça ne sonne pas comme lorsque Muddy Waters était encore dans le Mississippi, alors c’est à donner à manger aux cochons. Je ne pense pas du tout comme ça. Peu importe le style, que ce soit du Jazz, du Blues, du Rock, de l’Electro, il faut que les styles musicaux s’étendent au maximum possible. Il faut s’ouvrir à de nouvelles choses et se mixer aux cultures. Ça ne veut pas dire que je dois aimer tout ce qui se fait et tout ce qui se crée pour autant. Mais ça veut surtout dire que c’est bon pour le style musical, qu’il évolue dans de nouvelles directions, et qu’il se trouve de nouveaux publics. Et c’est ça qui est important.

Enseigner le Blues, est-ce qu’il s’agit uniquement de techniques de guitares et de maitrise du chant ? Ou est-ce qu’il est important d’intégrer des composantes historiques, voir philosophiques autour du Blues ?
La réponse est OUI, on ne peut pas aborder le Blues dans sa dimension technique et musicale sans évoquer son aspect historique et culturel. Effectivement, je donne des cours de musique, uniquement centrés sur la technique et l’approche théorique. Mais j’enseigne aussi d’autres cours portant sur l’aspect musical, comment créer ou comment enrichir le contenu créatif de sa musique. Vocalement, techniquement et au niveau instrumental. Là, on est typiquement sur des approches complétement différentes entre le Blues Rock actuel et le « vieux » Blues.
Dans le « vieux » Blues, dans les cultures noires et les cultures Afro-Américaines, la guitare, le banjo, ou l’harmonica, en tout cas l’instrument quel qu’il soit, a toujours été considéré comme le véhicule portant l’histoire qui est racontée. L’histoire vient toujours d’abord. Et elle est racontée sur la base mélodique portée par la guitare. Pour t’en dire plus, je dois faire un petit laïus historique. Spécifiquement à propos de la culture Afro-Américaine… Les États Unis sont devenus une puissance économique mondiale en partie grâce à l’esclavage. Comment un nouveau pays tel que les États Unis d’Amérique devient une puissance mondiale en si peu de temps ? Et repousse l’Angleterre dans la guerre d’indépendance ? Puis construit un pays aussi grand que celui-ci ? Comment ? … Sur le dos des esclaves. Les Anglais participaient à la vente/achat d’esclaves en Amérique, ils en apportaient venus d’Afrique, mais ce même business était interdit en Angleterre à ce moment-là. Donc une des premières choses que beaucoup ignorent, c’est que la construction des États Unis, ses si beaux bâtiments, la Maison Blanche, Washington. Tout ceci a été construit gratuitement ! Les blancs ont payé pour les matériaux et le lancement des travaux, mais le labeur, le travail en lui-même, a été réalisé par les esclaves. Donc, à l’inverse de la France, de l’Angleterre et de ce qui se passait en Europe où le travail était rémunéré et ou l’esclavage était interdit. Les esclaves eux, étaient la main d’œuvre gratuite qui a contribué à faire devenir les États Unis d’Amérique une des puissances mondiales majeure. Comment les États Unis pouvaient s’être construit, gagner des guerres et devenir si grand en si peu de temps ? Parce qu’ils n’avaient pas à payer le travail des constructeurs, ils n’avaient pas à payer le travail des ramasseurs de coton, ils n’avaient pas à payer pour la confection de leurs vêtements, etc. Bon, la raison pour laquelle je te dis tout ça, c’est que les esclaves étaient oppressés. Ils étaient gardés illettrés volontairement, et surtout ils étaient éduqués le moins possible. Ajoutons qu’en Afrique, culturellement, il n’y avait pas de langage écrit, ou très peu. En Afrique, toute la culture, les histoires et les chansons étaient passées par les « Griots », les bardes locaux. Hormis en Afrique du Nord et en Égypte. La culture s’échangeait de bouche à oreille uniquement. Les raconteurs d’histoires de chaque tribus étaient véritablement centraux dans l’aspect partage de culture et partage des connaissances.
Maintenant, pour actualiser le discours, aux États Unis, il n’y a aucune trace, écrite, photographique, ou musicale, de ce qu’était la culture Afro Américaine au moment où les esclaves ont été amenés sur cette terre et jusqu’à longtemps après leur libération. Tout simplement parce qu’ils étaient non éduqués. Ils étaient gardés ignorants et illettrés. Les garder illettrés, c’était pouvoir les contrôler et les exploiter facilement, mais surtout c’était les laisser dépendre entre eux de la culture Africaine à laquelle ils avaient été arrachés. A cette culture de l’échange par le bouche à oreille uniquement, de la sauvegarde du savoir, des croyances et du partage des histoires, par les mots et par la musique. Les anthropologues qui ont creusé autour du format et de l’histoire du Blues sont tous d’accord. Ils sont retournés en Afrique. Ils ont retrouvé les racines des rythmes qui font le Blues. Mais le format Blues classique en 12 mesures, le fameux « 12 Bar Blues » avec un format poétique de chant en « AAB » standardisé, est totalement Afro Américain. Il n’y a aucune trace de ce format répertorié dans l’histoire de la musique avant que les esclaves n’aient été amenés en Amérique puis que leur descendance soit plus tard enregistrée sur des disques. Leur besoin d’utiliser un instrument traditionnel pour passer leur histoire, et leur culture de bouche à oreille comme cela se passait dans la culture Africaine, s’est développé dans un nouveau format poétique et lyrique qui est devenus le Blues tel qu’on le connait aujourd’hui. D’où l’importance de la culture orale et chantée dans l’héritage de la culture Afro Américaine. Et la réponse la plus « intellectuelle » que je puisse te donner est, bien que gardés illettrés, opprimés et négligés, la preuve de cet héritage unique que nous a laissé cette culture Afro Américaine, c’est le Blues. Si tu veux savoir comment ces hommes et femmes travaillaient, ce qu’ils mangeaient, comment ils s’habillaient, où ils habitaient, qui ils ont aimés et quelle a été leur histoire, tout est dans leur musique. Parce qu’ils ont été gardés illettrés, sans bénéfice d’une éducation et sans possibilité de partager leur culture dans d’autres formats. Ensuite, après la guerre civile, lorsque l’esclavagisme a été aboli, il y a eu encore des heures difficiles bien sûr, mais certains ont eu accès à une éducation, c’est là que leur culture a pu se développer de nouvelle manière. Des artistes, des poètes, puis des professeurs en tout genre ont commencé à émerger, ce qui a permis de diffuser cet héritage, puis de partager cette musique hors de leur communauté. C’est quelque chose dont il faut avoir conscience si on veut partager soi-même cette musique qu’est le Blues. Toute cette histoire et cette culture est l’essence même qui a donné naissance à cette musique. Tout ça fait partie intégrante du Blues.  

Est-ce difficile de concilier cet aspect théorique, et l’aspect musical à la guitare lorsque tu donnes des cours ?
Lorsque je donne des Guitar Workshop et que j’annonce que je vais présenter telle technique venant de Son House, ou telle technique venant de Bukka White, j’ai toujours une ou deux mains qui se lèvent et me demandent « Mais, vous avez rencontré Son House et T Bone Walker ? ». Je réponds oui, je les ai connus et ils étaient mes amis, alors certains élèves me demandent quelques informations supplémentaires. Je dois leur répondre que je me ferai un plaisir de leur parler de Son House, Mance Lipscomb, Muddy Waters ou encore Lightnin’ Hopkins, mais que pour le moment nous devons nous concentrer sur la guitare et sur la musique. Pour bien comprendre le pourquoi de tout ça. Je suis né en janvier 1945, j’ai 73 ans cette année. La plupart des musiciens qui ont construit l’héritage dont nous parlons aujourd’hui étaient encore présents et vivants dans ma jeunesse. Puis j’ai eu la chance incroyable de les rencontrer et de vivre tout ce que j’ai pu vivre avec eux. Je pourrais te raconter des histoires avec Bukka White, des anecdotes vécues avec Son House. C’est une interview toute entière qu’il faut dédier à ce genre d’histoires. Aujourd’hui les jeunes qui sont touchés par cette musique regardent les vieilles photos en noir et blanc de ces héros et ne peuvent imaginer que peu de choses de leur réalité. C’est aussi ça qui est important dans le fait de garder l’esprit du Blues vivant, c’est de diffuser au maximum possible ces idées, ces valeurs, cette histoire et cet héritage, tout en passant son aspect musical.

Qu’écoutes-tu comme musique en ce moment ? Et penses-tu que la nouvelle génération de musiciens de Blues porte bien les couleurs et les valeurs du Blues comme le faisaient Muddy Waters ou BB King ?
Ce que j’écoute aujourd’hui ? J’écoute encore et toujours Big Bill Bronzy, Robert Johnson et T Bone Walker, Brownee McGhee, Charles Brown et Lightnin’ Hopkins. Je suis toujours un étudiant assidu et un élève de ces maitres. C’est comme si je n’en avais jamais assez, mais plus que ça, je continue de découvrir de nouvelles choses à chaque écoute de ces enregistrements. J’écris des articles pour des magazines de Blues, je contribue par des chapitres entiers à des livres retraçant l’histoire du Blues, et j’écoute toujours cette musique allant des années 20 jusqu’à la fin de années 70. Buddy Guy, Albert King, Freddie King, Albert Collins, j’écoute tout le spectre de ce que le Blues a pu offrir pendant ces années. Mais à cause de mon âge, en réalité je n’écoute pas, ou très peu, le Blues « plus jeune » et actuel. Le Blues trop « Rockifié » ne me parle pas beaucoup. Tu sais, tous les jeunes artistes intéressés par le Blues ont ce problème. Que ce soit maintenant, dans ma jeunesse, ou avant. Et le problème est le suivant : le Blues parle de la vie ! Un jour ça parle de choses heureuses, et un jour ça parle de choses tristes. Il est question de tous les aspects de la vie ! Je pourrai prendre une guitare et te chanter quelque chose à propos de côtes de porc grillées. Je pourrai te chanter une chanson à propos d’un nouveau costume que je veux m’offrir. Le Blues est la vie. Quand Albert Collins chante « What’s Real ? » ce sont des sentiments humain faisant partie intégrante de la vie. Tu ne vas pas entendre une chanson de Blues qui fait « Ouh baby baby baby ouh » (Michael caricature Justin Bieber) « ouh ouh, baby baby baby ouh ». Même chanté sur une grille de Blues, cela ne raconte pas d’histoire. Il n’y a rien sur ce qui se passe dans cette vie, ce qui provoque ce sentiment ou l’explique. Le Blues peut être heureux comme triste, tant qu’il parle des choses de la vie, et de choses authentiques. Et c’est ça que j’aime à propos de cette musique. Je pense même que les plus jeunes générations de musiciens sont au fait de tout ça. Mais ils font face à une autre difficulté, à laquelle j’ai dû faire face moi-même. Quand j’ai eu 23 ou 24 ans, je ne me rasais pas, je faisais peu attention à ce à quoi je ressemblais. Dis-moi franchement, qui voudrait entendre un jeune peu présentable et sans expérience qui chante à quel point la vie est difficile ? Pas quelqu’un qui a 26 ans, pas quelqu’un qui a 30 ans, et personne d’autre plus expérimenté. Ils se diraient tous « mais qu’est-ce qu’il y connaît à la vie celui-là ? Il parle de choses qu’il n’a même pas expérimentées ! ». Alors je pense qu’il est vraiment difficile pour tout musicien de Blues de se faire accepter par les générations précédentes. Il y a une sorte de « validation » des propos à avoir par les gens de ce public plus expérimenté. Il faut commencer à avoir des cheveux blancs et quelques rides pour que les gens te prennent au sérieux quand tu commences à évoquer ce genre de sujets. Ce qui est intéressant est là justement, il faut des musiciens avisés et curieux, qui s’attachent à ce style musical au fil des années, avec une expérience sans cesse remise à l’épreuve dans l’écriture et les thèmes abordés pour que le public puisse finalement juger d’une maturité dans l’approche musicale. Bien sûr, il y a toujours des jeunes génies qui sortent d’on ne sait où d’un coup d’un seul, et qui portent le Blues avec une maturité et un feeling incroyable. Je pense à Jonny Lang par exemple, ou à ce genre de musiciens qui ont entre 30 et 40 ans et qui pourraient sonner comme s’ils en avaient 70 ! Mais ce genre d’artiste reste rare. La vraie difficulté vient du chemin que chaque artiste doit faire, de vivre sa vie comme elle doit se présenter et pouvoir interpréter quelque chose d’authentique et riche d’expérience. Les jeunes musiciens qui portent leurs Blues avec leur authenticité propre sont sur la bonne voie.

Quels seraient les mots de Big Bill Broonzy ou de Son House pour encourager les gens à s’intéresser au Blues ?
[Silence le temps de la réflexion] … « Be Yourself ! ». Je te raconte une histoire rapide. J’ai vu beaucoup de musiciens de Blues. Je me suis souvent retrouvé avec une guitare assis aux côtés d’artistes de Blues. Chacun d’entre eux, à sa propre façon, disait la même chose. Cette chose que je vais te dire maintenant : « Tiens, regarde, voilà comment je fais ci ou ça. Par contre, tu ne peux pas être moi. Alors prends ça, met le dans ton esprit, porte le avec ton cœur, et laisse le ressortir tel que toi tu es. N’essaye pas de me copier, sois toi-même ».
Et pourtant lorsqu’on est un jeune artiste, c’est ce qui se passe, on copie. Par exemple un jeune peintre, en école d’art, va aller assister à des Master Class devant des maitres du style qu’il souhaite développer. La première semaine le professeur choisit Mona Lisa, et les élèves reproduisent Mona Lisa. La semaine suivante, le professeur choisit Guernica, et les élèves reproduisent Guernica. Afin de maitriser les approches techniques, les choix de couleurs, les perspectives, le style. Puis lorsqu’ils sortent de l’école, plus personne ne vient les voir en demandant de reproduire Mona Lisa. Il est temps de se débrouiller avec les techniques et l’expérience absorbé. Comment De Vinci utilisait-il son effet de brosse ? Comment Lightnin’ Hopkins utilisait sa technique de picking au pouce ? Il est temps d’utiliser tout ça pour s’exprimer soit même et peindre sa propre Mona Lisa. Faire ses propres œuvres d’arts.
Le temps que j’ai passé avec Lightnin’ Hopkins était fait de ce genre d’instants. J’ai pu m’assoir plusieurs fois avec lui en backstage, le regarder jouer, lui poser des questions. Il choisissait de me jouer quelques morceaux, j’étais assis à moins d’un mètre de lui. Il me disait « Tiens, regarde ça » et il jouait. Puis parfois il abordait un passage difficile et il me disait, « attention regarde bien, tu ne pourras pas reproduire cette partie ». Ce qu’il voulait dire ce n’était pas que « je ne pourrais jamais faire ça », c’était « voilà comment on fait ça, mais tu ne pourras pas le faire comme moi ». « Tu ne pourras jamais être Picasso, il a déjà réalisé ses propres œuvres, son travail est déjà fait ». Lightnin’ Hopkins a déjà fait son travail, inutile de refaire ce qui a déjà été créé. Mais on peut aller voir les maitres du genre, découvrir quelle était leur approche, maitriser la technique avec leur aide, et se servir de tout ça pour soit même. Pour créer son propre style, avec sa propre personnalité.
Il y a des gens, qui passent leurs temps à vouloir reproduire au plus proche, le travail qui a déjà été fait. Il faut des gens comme ça, je peux faire ça par exemple, je peux reproduire le jeu de Robert Johnson très proche, ou le jeu de Brownee McGhee de manière très subtile. Mais la leçon principale ici – et je vous l’offre, comme les maitres me l’ont offerte gratuitement avant – c’est : apprenez des maitres, approchez-vous de ce que les maitres peuvent développer, maitrisez les techniques et les raisons qui ont poussés ces artistes à développer ce style, mais dès qu’il s’agit d’être soi-même et de s’exprimer. Ne reproduisez pas. Exprimez-vous. Utilisez ce savoir et ces techniques pour vous exprimer vous-même. Soyez vous-même. Dans les mots des Bluesman que tu cites, ce serait, « racontez votre histoire, avec vos mots, soyez vous-même ». Et ce sujet rejoint ce que je te racontais à propos de l’héritage de la culture Afro Américaine, les générations d’artistes qui ont suivi ont respecté cet héritage et son authenticité. Albert King, Freddie King ou BB King, ils racontaient simplement quelles étaient leurs vies, quelle était leur histoire. Il y a ce titre de BB King qui s’intitule « Five Long Years », où il est question des 7 enfants qu’il a eu avec sa femme, puis il enchaine « And now she wanna giv’em back », « et maintenant elle voudrait qu’ils n’aient jamais existé ». J’aime beaucoup cette chanson, mais ce n’est pas une reprise que je me permettrai d’interpréter. Ce n’est pas moi, ça ne fait pas partie de mon histoire. C’est d’ailleurs un problème pour beaucoup de musiciens qui aiment le travail de BB King à la guitare et qui interprètent cette chanson pour le succès médiatique qu’elle a eu et pour s’amuser à la guitare dessus. Mais leur interprétation est absente d’expérience qu’ils ont eux-mêmes pu vivre. Ce n’est pas eux ni leur authenticité qui s’exprime dans un cas comme celui-ci.
Ou encore Robert Johnson qui chante « je vais battre ma femme jusqu’à ce que je sois satisfait ». Je ne veux pas chanter une reprise de cette manière, ça ne correspondrait pas à ce que je suis. Je peux utiliser les même techniques, les même arrangements, les même riffs, mais lorsqu’il s’agit de raconter une histoire, je dois chanter qui est « Hawkeye », et je dois raconter ma propre histoire. C’est ici que réside la vérité essentielle du Blues. Les cœurs des hommes et des femmes vont être brisés, il va se passer des choses bonnes et mauvaises dans leurs vies. Et quelque part, que ce soit en 1920 ou en 2018, les façons de raconter tout ça peuvent être sensiblement les mêmes, tout comme elles peuvent être complétement différentes. Et c’est ça ce qu’est le Blues : « That’s what the Blues is all about ». C’est l’histoire des hommes et des femmes qui est racontée. La vraie essence de ces histoires. Alors voilà le conseil, « Voici comment le faire, mais faites-le en étant vous-même ».

Nous allons aborder la dernière question, une question classique que j’aime poser aux Bluesmen que je rencontre. Le Blues c’est également partager la musique sur scène, partager ses histoires en toute égalité avec des musiciens que l’on apprécie, est-ce que tu as un meilleur souvenir de partage de la scène que tu souhaiterais nous raconter. Et qu’est-ce qui l’a rendu si spécial ?
Tu sais … Je suis heureux, et je me sens chanceux voire béni d’avoir eu l’occasion de partager la scène avec tant de grands Bluesmen. Des Maitres, des Légendes, parmi les meilleurs, et bien d’autres encore. Juste d’être aux côtés de gens comme ça c’est … [soupir heureux].
Mais je vais te raconter une histoire que tu n’entendras jamais ailleurs. J’ai joué avec le « King of the Oakland Blues » en Californie. Je l’ai accompagné pendant 13, 14 ans. Son nom était « Cool Papa », « Cool Papa Saddler ». Un Afro Américain, un superbe guitariste, un énorme showman, le roi d’Oakland. Il était plus vieux que moi, et il a vécu le moment où la ségrégation était très forte et où le racisme était encore plus dur qu’aujourd’hui. Au moment où moi j’arrivais au collège, c’était le début des combats pour les droits civiques aux Etats Unis, donc les choses commençaient à changer à partir de là. Mais lui a vécu en pleine ségrégation, avec des toilettes pour blancs et des toilettes pour noirs, les places interdites dans les bus, et le racisme violent et normalisé … Au moment où j’ai commencé à l’accompagner, j’ai organisé une petite tournée autour de l’Etat ou j’habitais, dans le centre des Etats Unis, le long du Mississippi. C’était pas le Sud sévère et ségrégationniste, mais dans une zone plus proche, en amont du Fleuve Mississippi, entre Minneapolis et Chicago. Donc j’organise une petite tournée pendant les mois d’été. Sur la route, on a l’occasion d’être programmés dans un énorme festival de Blues du Midwest. Cool Papa était un « Hitmaker », musicien incroyable et showman inégalé, c’était une chance unique d’être avec lui sur scène tous les soirs, ce qui ouvrait les portes de ce genre de programmation plus conséquente. Mais lors de cet évènement, il s’est passé quelque chose de particulier ce soir-là. Les membres de la sécurité étaient tous du type blanc, nordique, musclés façons « body builders », et ces jeunes-là étaient tous des fans de Cool Papa, ils l’adoraient parce qu’il chantait un titre qui s’appelait « Blue Blue » … Un titre avec du contenu sexuel, explicite et implicite dans le texte. Eux, et les jeunes un peu partout à cette époque de manière générale, n’étaient jamais exposés à des contenus culturels évoquant explicitement la sexualité. Cool Papa écrivait lui-même ses chansons, il s’arrangeait toujours pour que ses titres soient fun, drôles, légers. Cet angle décontracté et marrant faisait que les jeunes l’adoraient. Nous avons donc joué à ce festival, et les membres de la sécurité étaient censés être répartis sur toutes les scènes et dans toute la zone du festival. Mais ce soir-là, ils sont tous venus assister à notre concert, et tous les membres de la sécurité étaient massés devant nous, devant les grilles, ils faisaient semblant de garder la scène et jouaient aux gros bras. Mais en fait ils étaient bien tous venus pour nous voir jouer. Notre musique ne pouvait pas être diffusée à la radio à cette époque, je peux t’en assurer, et ils le savaient bien. Il y avait trop de contenu sexuel, et leur seule chance d’entendre cette musique, c’était d’y assister en live. C’était la folie, et les membres du public, ainsi que les membres de la sécurité massés devant nous sont tous tombés amoureux du style Cool Papa. Nous avons assuré notre live, puis le soir même, dans un petit club réservé, il y avait une jam où tous les musiciens du festival pouvaient se retrouver pour jouer. Nous allons dans cet endroit. L’endroit qui était plein à craquer, les gens étaient tous serrés, épaules contre épaules, en train d’assister à une jam emmenée par un grand Bluesman. Je ne te dirai pas son nom, mais il s’agit d’un grand musicien de Blues dont tout le monde connait le nom. Cool Papa était un de ses amis. Nous entrons dans le club donc, et je propose à Cool Papa d’aller s’assoir quelque part pour assister à ce show, en lui disant que ce type est super et que j’aime le voir en concert. ‘Papa me dit alors « Oui, prenons le temps d’assister au live. Mais tu sais comment ça va finir, il y a forcément un moment où on va nous appeler sur scène pour jammer ensemble. D’ici là, profitons-en ! ». Et même pas 10 minutes plus tard, les jeunes membres de la sécurité dont je te parlais plus tôt, avec leurs T-shirts rouges marqués « Security » en lettres blanches, ont tous vus que Cool Papa et son groupe étaient assis là-bas dans le fond. Et pendant que ce grand Bluesman était en train de jouer sur scène, la sécurité, puis l’intégralité du public présent dans ce club ont commencé à reprendre en chœur : « Cool Papa ! Cool Papa ! Cool Papa ! ». Le Bluesman sur scène à alors voulu jouer plus fort et plus fort, en montant le volume, et le public criait encore plus fort « Cool Papa ! Cool Papa ! Cool Papa ! », jusqu’à ce que le musicien casse une corde sur sa guitare en essayant de pousser son jeu hors des limites. À ce moment précis, je ne sais pas comment c’est arrivé, Cool Papa, l’harmoniciste, le bassiste, le batteur, et moi-même étions assis à une table en train de boire une bière. Il s’est passé quelque chose d’incroyable. Les membres de la sécurité sont venu jusqu’à nous, ils nous ont soulevés et nous ont transportés à travers le public jusque sur la scène. Comment ? Je n’en ai aucune idée. Ils étaient battis comme des arbres et devaient être tellement heureux de pouvoir mettre leur idole directement sur scène. Ils ont eux-mêmes mis des instruments dans nos mains. Je peux te dire qu’à cet instant, j’étais mortifié ! Je me sentais si mal et j’étais si gêné vis-à-vis de cet artiste majeur du Blues à qui il n’y avait aucune raison de manquer de respect. Cool Papa ressentait la même chose, mais que peut-on faire ? Ce musicien venait de casser une corde, et nous venions d’être mis sur la scène pour assurer le show. C’est à ce moment-là que l’histoire devient intéressante, et forte de symbole puisqu’elle va bouleverser les codes autour du racisme et de l’intolérance de ce moment-là. On commence alors à jouer. Dès les premières notes tout le monde est fou, danse et tape dans les mains. Une section de cuivres est montée sur scène pour se joindre à nous, un guitariste renommé du nom de Jim Swan s’est également joint à nous. Tinsley Ellys est monté sur scène également. Le groupe est devenu un Big Band et le public était en folie. Tout le monde s’amusait. Et je peux voir Cool Papa … Cool, toujours aussi cool, assis sur son tabouret de scène, les yeux fermés en train de faire un superbe solo. Et je vois, dans le public toujours aussi massé, quelque chose qui s’avance tout doucement au travers la foule, qui la fait s’écarter puis se resserrer au fur et à mesure que ça avance jusqu’à la scène. Cette chose, je ne la distingue pas parmi le public, est-ce une personne en train de ramper ? Quelle est cette chose qui fait s’écarter les gens. Puis au bout de quelques minutes, c’est arrivé devant la scène. Et je vois quelqu’un monter tout doucement sur le plateau, et qui rampe pour venir se mettre à genou devant Cool Papa. Sans regarder en l’air, le visage plein d’humilité collé par terre, comme s’il était devant un roi, ou un dieu. À genou devant Cool Papa, il enlève son propre T-Shirt et le porte au-dessus de sa tête comme pour montrer qu’il souhaite cirer les chaussures du roi. Cool Papa avait les yeux fermés en plein milieu d’un de ses superbes solos. Alors je me suis approché discrètement de lui et je lui ai donné un petit coup d’épaule. Juste assez pour qu’il ouvre les yeux et voit ce bonhomme torse nu à ses pieds qui voulait lui faire briller ses souliers. Cool Papa, tout en jouant, a alors avancé son pied. Le type s’est alors empressé d’astiquer la chaussure de Cool Papa avec son T-Shirt. Avant de pouvoir faire briller la seconde chaussure tendue ensuite par Cool Papa. Une fois fini, cette personne a fait demi-tour, et sur son ventre, tout en rampant sur la scène, est redescendue parmi le public et a traversé la salle de la même manière qu’à son entrée. C’est une des choses les plus incroyables et inoubliables que j’ai vu. Et pour Cool Papa … c’est la raison pour laquelle je t’ai raconté le début de son histoire. Il n’aurait jamais pu imaginer qu’un jour dans sa vie, un blanc puisse s’approcher de lui de cette manière, et s’agenouiller devant lui pour lui cirer les chaussures. Tu sais, Cool Papa m’appelait « fils », nous étions une famille avec les musiciens. Du fond de mon cœur, je sais que si on lui avait dit 20 ans plus tôt « un jour, un blanc te cirera les chaussures », il aurait dit de sa grosse voix basse « Ha ! Non, ça jamais ! Ce genre de chose ne pourra pas arriver en Amérique ». Tu imagines un peu l’importance de ce genre d’évènement dans la vie d’un Bluesman. J’aurai pu choisir de te raconter n’importe quel souvenir, de partage de la scène et de grands personnages du Blues. Mais ce moment-là, par sa portée sociale, son message d’universalité de la musique, et l’importance de ce souvenir, est caractérisant. Pour en avoir discuté tous ensemble le lendemain de cet évènement avec le groupe, c’était vraiment saisissant par l’authenticité du moment. Le tout s’est intégré parfaitement à la folie de cette soirée, et après y avoir réfléchi, c’était un peu comme la première fois ou James Brown a jeté sa cape par terre et où Bobby Byrd la lui remet sur les épaules, ce qui déclenche la liesse du public. Avant que ce passage ne fasse partie intégrante du show de manière systématique. Hormis que pour nous, cet évènement n’aurai pas pu être écrit ou préparé. C’est également un exemple qui évoque les changements qui ont eu lieu dans la culture américaine depuis toutes ces années. Bien qu’il y ait encore du chemin à faire bien sûr. En Off de l’interview nous évoquions Trump et à quel point je suis triste et effaré qu’une partie de mes concitoyens américains soutiennent ce genre d’énergumènes bêtes et dangereux. Mais ne nous dispersons pas. Ce souvenir-là est important par sa résonnance sociale et symbolique. J’ai eu beaucoup de bons souvenirs et j’ai la chance d’avoir pu vivre beaucoup de choses enrichissantes. Celui-ci, par sa force politique, sociale, et faisant foi de ce que peut offrir le Blues, est important. Un des moments les plus précieux que j’ai vécu grâce au Blues.

Je te remercie très chaleureusement pour tes réponses, je vais te souhaiter une bonne continuation dans tes œuvres et dans tes cours. Et la prochaine fois que nous nous verrons, tu nous raconteras des histoires vécues auprès des plus grands.
Je te remercie également, et je remercie sincèrement le magazine qui choisit de mettre en avant le Blues et pas uniquement avec les artistes qui font vivre la musique en live. Merci de vous intéresser à tous ces aspects et de le faire vivre à votre manière. Merci tout simplement, d’avoir choisi de passer un peu de temps avec moi.

Propos recueillis par Jérôme Tournay pour Blues Magazine et Zicazic – Memphis  janvier 2018
Photos DR